Les yeux de sel, pages 64, 65, 66

Les yeux de sel, pages 64, 65, 66

janvier 14, 2022 4 Par admin

 

Parmi les 5 lauréats du prix de l’Office régional de la culture de Marseille (1984), mon roman Les yeux de sel est resté dans les cartons pendant plusieurs décennies.

Et puis j’ai décidé de l’auto-publier. Le voilà ! Il est désormais disponible en version numérique et papier. Je suis passée par la plate-forme Librinova. Le livre est beau, je trouve, notamment grâce au tableau de Jean Claude Campana utilisé en couverture (conçue par moi). Mais si la mise en page est bien faite, par contre, il y a un petit problème avec les interlignes, c’est dommage…

Un commentaire succint a été posté à son sujet sur la plate-forme Net-Galley en mars 22.

 

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Voici un extrait du chapitre IX (pages 64, 65, 66…)

IX
(La pureté)

Il est tôt. Elsa pousse doucement les volets blancs. Dehors, pas un souffle. Le pin remue à peine les aiguilles de sa double tête. La rosée brille, il fait doux, c’est féerique…

Elle n’y tint pas et s’échappa discrètement de la maisonnette pour voir la lande pétiller pour elle seule dans le vibrato du soleil naissant.
Le printemps perçait de toutes parts. Les ajoncs éclataient d’or, le bruit assourdi de la mer berçait, et les oiseaux avaient réinvesti la place. Le nez rougit par le froid, elle se sentit comme un feu sous les glacis. A un détour de sentier, elle tomba sur une grande réunion de corbeaux et se tapit dans l’herbe. Attroupés dans un champ de labour, ils semblaient tenir conseil. Le soleil jetait des éclats blancs dans leurs plumes chaque fois qu’ils bougeaient. Une assemblée de petits députés effervescents ! Elle était sûre qu’ils se parlaient, les corbeaux étaient beaucoup plus intelligents qu’on ne le croyait. L’un d’eux croassa sèchement et le groupe quitta le sol à grand bruit, dans un tapage de chaises bousculées. Que n’aurait-elle donné pour comprendre leur langage !

Un peu plus loin, se retenant aux fougères, elle se risqua dans une sente étroite qui descendait vers la mer. En bas, une crique sauvage s’étalait, lisse et humide, le drap de la marée roulé en boule au pied de sa couche.
C’était beau à couper le souffle…

Tout autour, la roche grésillait à bas bruit. Au-dessus de sa tête, une mouette blanche poussa un cri pour dire bonjour et appeler ses soeurs. La bande plana sous les feux du soleil et se posa à la limite de l’eau, quelques arpents plus bas… Elsa, qui s’était arrêtée à la lisière du sable, imagina leurs empreintes de fougère et se déchaussa…
Puis elle resta là, incapable de faire un premier pas : cette crique était comme au premier jour du monde… Elle se gorgea de ses ocres, de ses bruns, de ses roses, puis -anges ou démons-, ses pieds déflorèrent le sable. Petit frisson.

Un géant d’autrefois avait jeté au beau milieu un énorme bloc de roche rousse. Des grappes de petites moules luisantes s’y étaient accrochées. Elle en cueillit une et son palais s’emplit d’un enivrant goût d’algue, de plancton et de vie. Un goût de sel…
Elle se retourna. Ses pas la suivaient à la trace. Au-dessus, la falaise se dressait comme une cathédrale. Un feston anthracite y marquait le rebord des marées.
Elle se retourna à nouveau. De l’autre côté, sable, eau et ciel traçaient une ligne infiniment pure. Une lumière précise et raffinée ciselait les contours… Les mouettes s’étaient déplacées. Elles se découpaient sur le sable comme de mini soleils blancs aux discrètes nuances…
Sur leur gauche, une barque échouée…

Nouveau petit frisson de ses pieds sur le sable frais.
Elle réussit à pousser la barque dans l’eau, puis rama vers le large. Un vrai régal. L’eau était lisse, limpide, huileuse. Même fendue par les rames, on pouvait voir au travers son fond de sable en vaguelettes.
Enfin, elle rentra les rames et attendit. Sous l’ombre de la barque, l’eau était d’un vert si pâle et si translucide, qu’on y voyait tout avec une netteté extraordinaire. Pas plus gros qu’une main, un rocher y abritait une anémone de mer foncée dont les pétales roux dodelinaient placidement. Tout autour, le sable formait un creux pointu avant de s’étaler à l’infini…Un paysage secret et intime, dans la contemplation duquel elle se perdit avant de retenir son souffle : un regard semblait affleurer du sable. Une image cependant aussi évanescente que celles qu’elle devait capter quand elle jouait à « devine ». Pour mieux l’attraper, elle fit une pause et se redressa pour inspirer la belle luminosité que ce matin unique déposait sur tout. Une belle innocence rayonnait partout… Elle revint tranquillement au mini paysage sous-marin avec son rocher et son anémone… Une ébauche de visage se mit à ondoyer sur le sable. Et c’était un visage d’homme… !
Elle remercia l’eau et la lumière et reprit les rames pour rentrer.